La Campagne de Russie



La campagne de Russie de Napoléon Ier est souvent considérée comme le plus grand échec militaire de l'Empereur, une énorme erreur stratégique qui conduisit à la fameuse retraite au coeur de l'hiver; du Kremlin de Moscou aux glaces de la Bérézina. On s'accorde généralement à dire que c'est la "guerre patriotique", comme l'appellent les Russes, et l'expédition française dans le pays du Tsar Alexandre Ier qui précipitèrent la fin de l'Empire et la chute de l'Aigle. Voici, du passage du fleuve Niémen à l'arrivée de l'Empereur en France, un retour en détail sur la campagne de Russie de 1812 et ses nombreuses idées reçues.
Les dates-clés :
9 juillet 1807 : Traité de Tilsit; le Tsar adhère au blocus
22 juin 1812 : La France déclare la guerre à la Russie; la Grande Armée entame la traversée du Niémen
28 juillet 1812 : Napoléon entre à Vitebsk; les Russes se dérobent
17-19 août 1812 : Victoire de Smolensk; les Russes incendient la ville et évitent le combat
7 septembre 1812 : Victoire de la Moskowa
14 septembre 1812 : Napoléon entre à Moscou, déserte
14-20 septembre 1812 : Incendie de Moscou
19 octobre 1812 : Début de la retraite
26-29 novembre 1812 : Victoire tactique de la Bérézina
5 décembre 1812 : Napoléon quitte l'armée à Smorgoni et part pour Paris

Les prémices de la guerre
14 juin 1807. A Friedland, en Prusse orientale, les troupes du Tsar Alexandre Ier sont écrasées par la Grande Armée et le talent militaire de Napoléon. La Russie se voit contrainte de demander la paix. Le Tsar et l'Empereur se rencontrent, non loin de Friedland, lors de la célèbre entrevue de Tilsit, à bord d'un radeau flottant sur le fleuve Niémen. Le 9 juillet, l'entrevue prend fin : le Tsar devient l'allié de la France et, surtout, s'engage à respecter le blocus continental. Mis en place par le décret de Berlin le 21 novembre 1806, il vise à forcer l'Angleterre à la paix en ruinant son économie. Pour la Russie comme pour tous les adhérents au blocus, tout commerce avec les îles britanniques est désormais interdit.


Mais si Napoléon pensait avoir établi une alliance durable apte à maintenir la paix en Europe, la Russie, elle, considérait qu'elle avait une revanche à prendre et que ce n'était qu'une question de temps avant que les hostilités ne reprennent. Même si, après Tilsit, Alexandre a un temps admiré Napoléon, il ne s'oppose pas à la montée des tensions entre les deux empires. En 1809, malgré sa victoire sur l'Autriche et la cinquième coalition à Wagram, Napoléon reproche au Tsar de ne pas l'avoir soutenu militairement, contrairement à ce qui avait été établi à Tilsit, puis à Erfurt l'année suivante. Le 13 décembre 1810, le Grand Empire Français annexe le duché d'Oldenbourg afin d'améliorer l'efficacité du blocus et de le rendre plus hermétique. Hélas, le duché était gouverné par un parent d'Alexandre et celui-ci y trouvera plus tard un prétexte de guerre...

L'alliance franco-russe a en fin de compte insatisfait les deux souverains. Alexandre Ier attendait que Napoléon lui accorde de nouveaux territoires, piochés dans les terres de l'empire ottoman vaincu, l'ennemi traditionnel, avec la Pologne, de l'empire Russe. Napoléon, de son côté, avait de bonnes raison de faire traîner le partage : prévoyant, il considérait les Ottomans comme des alliés de taille en cas d'une reprise de la guerre avec la Russie. Autre prétexte de guerre pour la coalition qui se préparait : Napoléon avait reconstitué le Grand-Duché de Varsovie en 1807, après Friedland. Mais du point de vue du Tsar, le Grand-Duché pouvait abriter d'importantes troupes françaises et être le point de départ d'une éventuelle armée d'invasion; véritable "pistolet pointé au coeur du pays", selon l'expression de l'Angleterre. Enfin, dernier élément loin d'être le plus négligeable, le blocus continental était en Russie une arme à double tranchant. S'il affaiblissait considérablement la Grande-Bretagne, il avait aussi un effet déplorable sur l'économie russe, si bien que le Tsar encourageait clandestinement ses sujets à ne plus le respecter. Vers le milieu de l'année 1811, la perspective d'une nouvelle guerre entre les deux géants devenait inévitable.


En Angleterre et en Russie, la sixième coalition fait l'inventaire de ses forces et de ses moyens. La Prusse et l'Autriche, elles aussi alliées de l'Empereur après leurs défaites respectives, ne fourniront à la France que des troupes auxiliaires. Du côté de la Suède, le maréchal français Bernadotte, prince-héritier du trône suédois en 1810 (il deviendra roi sous le nom de Charles XIV en 1818), se rapproche de la coalition, tenté par le Tsar qui lui accorde la Norvège, que Napoléon s'obstine à lui refuser. En cas de guerre, Bernadotte, un rien rancunier, ne prendra pas les armes aux côtés de l'Empereur et, accessoirement, de son ancien pays. La neutralité de la Turquie était ensuite acquise par le traité de Bucarest.

Alexandre prépare la guerre sur son propre territoire. Près de 300 000 hommes sont amassés le long de la frontière, sous le commandement de Michel Barclay de Tolly, un écossais ministre de la guerre depuis deux ans, et de Piotr Bagration, général russe estimé par Napoléon. Autre point notable : à partir de 1810, les Alliés basent leurs forces sur le modèle du corps d'armée. Mis au point par Napoléon lui-même en 1805, le corps d'armée rassemble de l'infanterie, de la cavalerie et de l'artillerie, agissant comme une véritable petite armée, et capable de plus de mobilité et de souplesse qu'une armée classique.

Côté français, on se prépare aussi à la guerre. Napoléon rassemble les troupes de ses alliés dans ce que l'on allait bientôt connaître sous le nom "d'armée des Vingt Nations": elle réunit les troupes françaises de la Grande Armée, mais aussi des hommes du royaume de Westphalie de Jérôme, frère de l'Empereur; les 30 000 Autrichiens de Schwarzenberg, les 20 000 Prussiens du général Yorck, puis des Hollandais, des Bavarois, des Saxons, des Suisses, des Italiens, des Polonais, même des Espagnols et des Portugais, et bien d'autres encore... Les chiffres oscillent généralement entre 400 000 et 700 000 hommes; mais il est plus probable que l'estimation des forces tourne autour de 650 000 soldats. Quoiqu'il en soit, il s'agit de de la plus grande armée jamais rassemblée en Europe.

Napoléon se prépare à jeter son armée sur l'empire du Tsar. Les fortes concentrations d'hommes inquiètent Alexandre et son état-major; en avril, "en guise d'avertissement", la Russie ordonne à Napoléon d'évacuer l'Est de la Prusse et la Poméranie. Réponse prévisible : la Grande Armée ne bouge pas d'un pouce. Le 16 mai, Napoléon réunit les principaux souverains d'Europe à Dresde et leur expose la nécessité de la campagne : ne pas partir en Russie, c'est montrer que l'on peut défier l'Empire impunément, c'est renoncer à la maîtrise de l'Europe et, en France, hâter le retour des Bourbons et de la monarchie. Le 28 , l'Empereur quitte la ville et rejoint son armée à Kovno, actuelle ville de Kaunas, en Lituanie. Une dernière offre de paix à l'intention de Moscou ne s'attire pas de réponse. C'est décidé, la coalition aura la guerre.
La marche sur Moscou


Malgré sa chute de cheval, au cours d'une reconnaissance peu avant le commencement de la campagne ("mauvais présage... Un romain reculerait" dira le maréchal Berthier à Caulaincourt), Napoléon est confiant. Contrairement à son habitude et à ses précédentes campagnes, il est en supériorité numérique : il donne trois mois à la Russie pour lui résister avant d'être vaincue. Le 22 juin 1812, il déclare la guerre au Tsar. Le 24 juin, à 5 heures du matin, l'armée des Vingt Nations s'ébranle et entame la traversée du Niémen à Kovno. Trois ponts sont érigés côte à côte par les pontonniers de l'Empereur pour permettre à l'armée de rejoindre l'autre rive.

A partir du 26, la Grande Armée a entièrement franchi le Niémen et se trouve en terrain russe. A ce moment de la guerre, Napoléon n'envisage pas encore de capturer Moscou ni de s'aventurer trop loin sur le territoire russe : la campagne est d'ailleurs désignée par les Français comme "la seconde campagne de Pologne".
Les troupes d'Europe de l'Ouest s'enfoncent vers le coeur de la Russie, sans rencontrer d'opposition, sous la chaleur écrasante de l'été russe. Des orages fréquents n'arrangent pas les choses et viennent s'ajouter au malheur des soldats. Déjà, les désertions commencent.
Contrairement à ce que l'on pense couramment, à ce moment précis de la guerre, le Tsar ne pratiquait pas la politique de la "terre brûlée". En réalité, le feld-maréchal Barclay de Tolly tentait d'établir ses armées sur une position stable, stratégique, puis de la fortifier afin d'arrêter la progression de l'Empereur. Mais devant la fulgurante avancée des Français, les Russes sont contraints d'abandonner leurs chantiers défensifs et de retraiter vers l'Est, puis de chercher une autre position stratégique à fortifier à nouveau. En trois jours, l'Armée des Vingt Nations a parcouru près de 100 kilomètres, ratissant méthodiquement le terrain, fouillant chaque forêt pour diminuer le risque d'embuscades. Le 28 juin, les Français entrent à Vilna, aujourd'hui capitale de la Lituanie. N'ayant pu être défendue par les Russes, la ville est évacuée et incendiée par les troupes du Tsar. Napoléon, accueilli en libérateur par la population, propose encore une fois la paix à Alexandre. Pour gagner du temps, celui-ci envoie le général Balachof traiter avec Napoléon. Les deux hommes se rencontrent le premier juillet et, comme l'avait prévu et surtout voulu l'empereur de Russie, l'entrevue est un échec.





Le temps passe et toujours aucun affrontement sérieux, malgré les plans d'encerclement qu'échafaude régulièrement Napoléon pour encercler l'armée russe : début juillet, le maréchal Davout est envoyé en avant dans le but de séparer le armées de Bagration et Barclay de Tolly; les Russes se dérobent une fois de plus et les envahisseurs ne livrent qu'un combat de faible importance à Saltanovka (aussi appelé bataille de Moguilev) le 23. Le général russe Raïevski, en tenant dix heures de suite face aux Français, a permis à Bagration de se replier sur Smolensk. Parallèlement à ces manoeuvres militaires, Jérôme Bonaparte, roi de Westphalie, se fâche avec le maréchal Davout et l'Empereur à la suite de sa conduite pendant la campagne : en laissant échapper les troupes de Bagration, il provoque sa démission de son poste d'officier général et un retour précipité à Kassel, la capitale de son royaume.


Tout au long de la campagne, la population russe ne fit preuve que de peu d'hostilité face à l'Armée des Vingt Nations. Le servage était encore pratiqué en Russie à cette époque : les paysans étaient de véritables esclaves et voyaient d'un bon oeil l'invasion, pour eux synonyme de liberté. Devant le risque d'insurrection, les seigneurs russes les firent conduire à l'Est, hors de portée des Français.
C'est à ce moment-là que fut vraiment envisagée la tactique de la "terre brûlée" : sous l'impulsion de Barclay de Tolly, de nombreux villes et villages furent détruits par le feu pour freiner l'avancée française.
Le 27 juillet, à Ostrovno, une escarmouche oppose le comte Konovnytsine, rattrapé par les hommes de Ney, Murat et Eugène de Beauharnais, vice-roi d'Italie. La victoire est française, mais elle a peu d'influence sur le déroulement de la campagne. Au Nord, les maréchaux Macdonald, dont les deux tiers des troupes sont composés de Prussiens peu fiables, et Oudinot, mécontentent l'Empereur par leurs échecs à s'emparer de la ville de Saint-Pétersbourg.
Le 28, l'Empereur est à Vitebsk. Là encore, la ville est abandonnée et incendiée par les Russes. Napoléon a alors l'occasion d'arrêter sa progression et de rester à Vitebsk pour y passer l'hiver, mais il préfère marcher sur Smolensk, à peine 100 kilomètres plus loin, car il sait que les Russes voudront défendre à tout prix la ville qu'ils considèrent comme sainte. Il espère ainsi tenir sa bataille décisive.
La bataille de Smolensk


Le 12 août, Napoléon quitte Vitebsk et met au point la "manoeuvre de Smolensk" : au lieu de marcher droit sur l'armée russe, il va la contourner en profitant de la forêt de Bieski pour dissimuler ses mouvements de troupes, puis prendre la ville en un éclair avant l'arrrivée des Russes. Ensuite, il va se jeter sur Barclay de Tolly plus au Nord, avant qu'il n'apprenne la nouvelle et se replie. Mais le général Bagration, partisan de l'offensive contre l'envahisseur et farouche opposant de la "terre brûlée", désobéit à Barclay et décide de réoccuper Smolensk. Il pense que la ville, entourée d'épaisses murailles et défendue par de solides bastions, a les moyens de tenir face à l'inexorable avancée de l'Aigle. S'il veut sauver son armée, Barclay de Tolly n'a d'autre choix que de rejoindre Bagration et de s'enfermer dans Smolensk.



Le 16 août 1812, Napoléon et ses 175 000 hommes arrivent en vue de la ville, tenue par 130 000 russes. Sa stratégie, une fois de plus, est simple mais efficace : traverser le fleuve Dniepr à l'Est pour encercler la ville et l'attaquer de tous côtés à la fois. Au prix de lourdes pertes, les faubourgs de la ville sont enlevés par Davout, Ney et Poniatowski, dans le but de forcer les Russes à sortir. Mais rien n'y fait; l'armée du Tsar tient à profiter de sa position et reste cantonnée derrière les murs, malgré les importants bombardements de la Grande Armée. La ville est en flammes, mais cela est moins dû aux tirs d'artillerie qu'aux incendies que provoquent les Russes un peu partout dans la ville, pour ne rien laisser aux Français. C'est sensiblement la même stratégie que pratiquera le gouverneur Rostopchine dans la capitale russe peu de temps après...
Au matin du 18, l'armée des Vingt Nations parvient à pénétrer dans la ville, désertée par Barclay de Tolly à la faveur de la nuit.
Même si la ville n'a pas été saisie intacte, Napoléon tient à faire de Smolensk une solide base de ravitaillement. On y construit un hôpital pouvant accueillir 8000 blessés, et on rassemble d'abondantes provisions de munitions et de vivres. L'Empereur précipite Ney, Murat et Junot à la poursuite de Barclay dans l'espoir de retarder la fuite des Russes, mais le 19, à Valoutino, l'ennemi parvient encore à lui glisser entre les doigts. La bataille décisive tant attendue par Napoléon vient une fois de plus de lui échapper. Pour pouvoir livrer bataille, il prend alors la décision de marcher sur la capitale, Moscou : l'ennemi voudra s'interposer pour défendre la ville de 300 000 habitants et, une fois la victoire acquise, le Tsar demandera la paix en voyant sa capitale occupée. Cette méthode a parfaitement fonctionné en 1805 et 1806, entre autres, lors des guerres de la 3ème et 4ème coalition; aucune raison que cela change en 1812.
La bataille de La Moskowa




L'absence de batailles d'envergure est très mal perçue par la noblesse russe. Le 29 août, elle pousse le Tsar à remplacer Barclay de Tolly par le général Koutousov, héros de la guerre contre les Turcs. Jugeant qu'un affrontement de grande ampleur avec l'armée française serait prématuré, il décide dans un premier temps de poursuivre la politique de la terre brûlée en harcelant l'envahisseur avec ses cosaques. Très vite, l'armée Française, réduite à 150 000 hommes - le reste est resté à Smolensk - arrive aux portes de Moscou. Il n'est plus temps de reculer, il faut se battre si l'on veut sauver la capitale. Il choisit de barrer la route à l'Empereur en fortifiant, dès le 3 septembre, les environs du village de Borodino, situé à 125 kilomètres à l'Ouest de Moscou.



Napoléon sait qu'il lui faut déloger Koutousov de ses positions s'il veut marcher sur Moscou, et prépare ainsi une attaque frontale sur les fortifications dans lesquelles les Russes sont solidement retranchés. L'offensive française est lancée à six heures du matin : très vite, la Grande Redoute et les flèches Sémenovskoïe tombent aux mains des hommes de Davout, mais elles repassent rapidement chez les Russes, avant d'être à nouveau capturées par les Français. Au terme d'assauts incessants, l'Armée des Vingt Nations est finalement maîtresse du champ de bataille, malgré un bilan effrayant : ce sera un des plus mortels affrontements du Premier Empire. Mais Koutousov s'est replié et désormais, la route de Moscou est ouverte.


L'incendie de Moscou
A l'origine, pour Barclay de Tolly, la tactique de la terre brûlée n'impliquait pas nécessairement l'évacuation complète de Moscou. Ce n'est que le 13 septembre 1812, après avoir déguisé la défaite à la Moskova en victoire à Borodino, que la question est abordée. L'état-major russe se réunit à Fili, dans les environs de la capitale historique de l'empire, et, sous l'impulsion de Barclay de Tolly, Koutousov se résout à abandonner la cité des Tsars à l'envahisseur.
C'est donc dans une ville délaissée par la noblesse russe mais toujours occupée par la majorité de ses habitants que Murat, accompagné de 25 000 hommes, fait son entrée le 14 septembre, chassant les dernières arrière-gardes russes. Alors que le Roi de Naples arpente les artères désertes de l'ancienne capitale, Napoléon établit son quartier général dans le village de Tartaki, non loin de là, laissant à ses gendarmes le soin de sécuriser le Kremlin. Ce n'est que le lendemain que l'Empereur pourra enfin transférer ses quartiers dans le palais d'Alexandre, que celui-ci occupait encore quelques temps plus tôt. Napoléon se pose en vainqueur et véritable maître de la cité : nommé gouverneur de Moscou, le maréchal Mortier reçoit aussitôt les directives de l'Empereur interdisant formellement tout pillage de la part de ses soldats. Directives loin d'être toujours respectées...

Chaudement installés dans la ville nouvellement conquise, et bien à l'abri de l'hiver qui menace, les 100 000 hommes de la Grande Armée - à nouveau, on a laissé 30 000 hommes en arrière pour assurer le ravitaillement - n'attendent plus que la demande de paix du Tsar pour regagner leur patrie. Mais cette proposition d'armistice ne viendra jamais. Le Tsar, conforté par les échecs successifs des Français à s'emparer de Saint-Petersbourg, où il a trouvé refuge, se sent hors d'atteinte et en sécurité. En outre, dès le soir du 14, une terrible nouvelle vient contrarier les plans de l'Empereur : de nombreux foyers d'incendie se seraient déclarés dans plusieurs quartiers de la ville. Décision pourtant inenvisageable à l'époque, le gouverneur russe Fedor Rostopchine vient de donner l'ordre de réduire la ville en cendres, pour ne rien laisser aux Français. Moscou ravagée par les flammes, Napoléon, en attendant que s'attise l'incendie, se voit contraint de quitter la capitale pour gagner le chateau de Petrowskoï, résidence d'été du Tsar; il y séjournera quatre jours. "Cela dépasse tout : c'est une guerre d'extermination, c'est une tactique horrible, sans précédent dans l'histoire de la civilisation. Brûler ses propres villes ! Le démon inspire ces gens. Des barbares ! Quelle résolution farouche, quelle audace ! », dira-t-il à la vue de l'affligeant spectacle de la ville en proie à la fournaise. Une déclaration d'autant plus compréhensible lorsqu'on sait que Rostopchine n'avait pas jugé utile de faire évacuer la ville avant d'y mettre le feu : les habitants furent forcés de prendre la fuite.





Pendant six jours, jusqu'au 20 septembre, la ville sera livrée aux flammes, les Russes ayant saboté le matériel d'extinction des incendies. Là encore, les chiffres diffèrent : dans ses mémoires, le capitaine Coignet estime les dégâts à "dix mille maisons et près de cinq cents palais et églises"; d'autres sources parlent de onze mille habitations détruites. Mais une chose est sûre : "l'incendie criminel" de Moscou aura fait autour de vingt mille morts, frappant surtout parmi les Français, mais aussi chez les blessés Russes ou les rares Moscovites qui ne se seront pas résolus à quitter leur foyer. Durant son angoissante attente de négociations, Napoléon ne reste pas inactif : il signe de nombreux décrets, dont le fameux "Décret de Moscou" qui règlemente la Comédie Française. Ces documents administratifs semblent à première vue de faible importance, mais ils sont là avant tout pour rappeler que, même à l'autre bout de l'Europe, l'Empereur veille sur les affaires de l'Etat.
Mais les Français, de moins en moins nombreux, ne peuvent pas rester indéfiniment dans la capitale. Si Alexandre ne décide pas rapidement à proposer la paix en vaincu raisonnable, il faudra se résoudre à quitter la ville et à entamer un repli vers l'Ouest. D'autant plus que Rostopchine commence à attribuer la destruction de Moscou à la Grande Armée (il avouera être à l'origine de l'incendie en 1823...) et incite le peuple Russe à "détruire la vermine étrangère et jeter ses cadavres en pâture aux loups et aux corbeaux".

Le 18 octobre 1812, devant l'insistance de ses soldats et de l'Etat-major, Napoléon donne l'ordre de repli tant attendu. Laissant à Mortier et ses 10 000 hommes le soin de faire exploser le Kremlin, la Grande Armée commence à évacuer la ville et pour se regrouper à l'Ouest, puis marcher sur Smolensk où l'on attendrait la fin de l'hiver pour relancer l'offensive. C'est le début d'une longue et terrible retraite qui ne s'achèvera qu'au bout de deux mois et de près de 930 kilomètres de souffrances.


"Le général Hiver"

En quittant Moscou, la Grande Armée a le choix entre deux routes pour rejoindre Smolensk : la première l'amène au Sud et regorge de possibilités de ravitaillement, ce qui, l'hiver approchant, n'est pas à négliger. La seconde, la route empruntée à l'aller, est bien plus courte mais totalement dévastée par les Russes depuis le début de la campagne. On tient conseil pour déterminer le chemin à suivre; des maréchaux présents, seul Davout propose la première. On se range finalement à l'avis général, mais Napoléon aurait sûrement approuvé le duc d'Auerstaedt si Koutousov n'avait pas déjà bloqué le passage au Sud avec son armée, à la suite de sa victoire de Taroutino (ou Winkowo) sur Murat le jour-même. Il s'en est d'ailleurs fallu de peu que le Roi de Naples, après avoir vu sa cavalerie ployer sous le nombre, ne tombe aux mains de l'ennemi.

La retraite s'annonce désastreuse dès les premiers jours : déjà, la belle organisation habituelle des armées de l'Empire se perd et fait place au chaos. Mis à part le corps de Davout et la Garde de Bessières, les unités de la Grande Armée au grand complet oublient toute discipline, alors que s'amenuisent peu à peu les réserves de nourriture. Ce dernier point se révélant particulièrement inquiétant, Napoléon décide de risquer le tout pour le tout en forçant le barrage de Koutousov sur la route du Sud, vers Kalouga, où se trouvent des vivres en abondance. Il charge Eugène de Beauharnais de prendre la tête de l'avant-garde et de marcher sur les troupes du général Dokhtourov, stationnées dans la bourgade de Maloïaroslavets. L'affrontement a lieu le 24 et se solde par la défaite du corps Russe, mais les pertes sont lourdes et il devient évident pour Napoléon qu'il ne parviendra pas, en dépit sa victoire, à réitérer les exploits de l'aller; l'armée doit se résigner à suivre la route dévastée au Nord. Dans le courant de la journée, l'Empire passe à deux doigts de perdre celui auquel il doit tout : alors qu'il se risque à une reconnaissance de ses propres yeux, accompagné des seuls Berthier et Caulaincourt, Napoléon est assailli par une nuée de cosaques. Il ne doit sa liberté qu'à l'intervention opportune des dragons de la Garde. L'Empereur est passé si près du désastre qu'à la suite de cet évènement, il portera toujours un sachet de poison lorsqu'il se rendra sur le champ de bataille.

Sans la défection de Schwazenberg, qui rentre sur Varsovie en abandonnant la Grande Armée, Napoléon aurait pu passer l'hiver à Smolensk conformément à son projet de départ. Mais l'absence du corps autrichien permet à l'amiral Tchichagov de menacer l'armée française en se postant près de la Bérézina : il n'est plus possible d'hiverner à Smolensk sous peine d'être encerclé par les armées russes. Il faut continuer la marche et hiverner plus loin, en Pologne.


Avec la tombée des premiers flocons le 3 novembre commence une véritable lutte contre le "général Hiver", et à terme, une lutte acharnée pour la survie. On atteint des températures de -35 degrés la nuit, rendant la retraite particulièrement pénible et difficile. Napoléon voyage à pied pour laisser les charrettes et autres véhicules aux nombreux blessés. Début novembre, il crée "l'Escadron sacré" et le place sous le commandement de Murat puis Grouchy : cette unité entièrement composée d'officiers est avant tout censée assurer la sécurité de l'Empereur, mais le véritable but de l'escadron est principalement de remonter le moral des soldats en leur montrant que leurs chefs sont toujours là.
Les généraux russes n'ont pas l'intention de laisser Napoléon rentrer tranquillement dans sa demeure. Sur toute la durée de la retraite, ils réalisent manoeuvre sur manoeuvre pour envelopper et détruire les restes de la Grande Armée. Ils battent les troupes françaises à Czasniki le 31 octobre, puis à Viazma le 3 novembre, où Miloradovitch sépare le corps du maréchal Davout du reste de la Grande Armée.
Vers le milieu du mois de novembre, tout se précipite : le maréchal Ney, entièrement coupé de l'armée avec moins de 15000 hommes, se prépare à devenir, avec Eugène de Beauharnais, un des héros de la retraite de Russie tandis que l'armée Française est encore vaincue à Smoliani le 14 et que l'Empereur, assailli par les Russes à Krasnoïe du 15 au 18, prend lui-même la tête de la Vieille Garde. Napoléon laissera 20 000 hommes sur le champ de bataille mais aura réussi à sauvegarder son armée et, surtout, les trois quarts de sa Garde Impériale. Enfin, le 20, après six jours d'une mortelle attente, Ney est annoncé; les rares survivants de son arrière-garde se joignent à la Grande Armée à Orcha.



La bataille de la Bérézina


Un nouvel obstacle se dresse contre Napoléon le 22 : battu par le maréchal Oudinot et forcé de se replier, Tchichagov vient de brûler le pont de Borissov, point de passage de la Bérézina. La Grande Armée n'a pas le choix, elle doit traverser si elle ne veut pas être rattrapée par les Russes. Les pontonniers du général Eblé se jettent à l'eau pour ériger, malgré un froid glacial, deux ponts qui permettront au reste des troupes de passer. La traversée est difficile, car les ponts sont plusieurs fois coupés et les Russes harcèlent les Français sans relâche. Mais au soir du 29 novembre, l'armée a entièrement traversé et est parvenue à échapper à Koutousov. Ce que l'on désigne habituellement comme une catastrophe militaire est en réalité une victoire, car les pontonniers d'Eblé viennent de sauver la Grande Armée de l'anéantissement.


La Bérézina marque la fin de la retraite proprement dite : à dater du 29, le repli stratégique se transforme en déroute. Le 5 décembre, accompagné de Mouton, Duroc et Caulaincourt, Napoléon, pressé de rétablir la situation en France (notamment à cause de la tentative de coup d'état du général Malet), est contraint de quitter son armée à Smorgoni et prend le chemin de Paris, après avoir cédé le commandement des restes de la Grande Armée au maréchal Murat. Il arrivera aux Tuileries le 19 à minuit.
Mais la guerre ne s'arrête pas pour autant pour les grognards de la Grande Armée : toujours harcelés par les cosaques, ils arrivent à Kowno le 13 décembre. Ney s'y illustre une fois de plus : avec le général Gérard et tout juste cinq hommes, retranchés derrière une frêle palissade, ils barrent pendant plusieurs heures le passage du pont de Kowno aux Russes. C'est ensuite au tour de Murat de céder son commandement le 16 janvier 1813. Soucieux de regagner son royaume, il confie les rênes à Eugène de Beauharnais qui entreprend de replier l'armée sur Koenigsberg, puis sur Magdebourg après avoir dû éviter Berlin. Il tiendra la position trois mois durant, sans céder un pouce de terrain; et il faudra attendre la déclaration de guerre de la Prusse à la France, le 17 mars 1813, pour le voir se replier derrière l'Elbe.


La Campagne de Russie marque la première défaite militaire de l'Empereur. Il n'a lui-même perdu aucune bataille en Russie, mais, par son obstination à attendre les demandes de paix du Tsar à Moscou, il a perdu sa seule chance de remporter la campagne. S'il avait marché directement sur Saint-Petersbourg, où se trouvait Alexandre Ier, il aurait peut-être pu échapper à la retraite... Mais il était trop habitué à gagner une bataille décisive puis à prendre la capitale ennemie et obtenir la paix pour imaginer que la guerre pouvait se dérouler autrement. Son erreur n'est donc pas d'avoir projeté d'envahir temporairement la Russie, mais d'être resté trop longtemps dans une ville que la détermination des Russes réduisit bientôt en cendres. Quoiqu'il soit, comme le résume à merveille Victor Hugo : "Pour la première fois, l'Aigle baissait la tête".


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